La contrebande d’œuvres d’art sous Franco, une histoire méconnue

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Une histoire de contrebande d’œuvres d'art espagnoles très précieuses sous Franco.

Une vraie fausse contrebande de plusieurs milliards

Lorsque le gouvernement de la République « exporte » clandestinement, le 4 février 1939, deux mille œuvres d’art, fleurons du patrimoine artistique espagnol, de quoi s’agit-il ? D’une ultime tentative de protection des trésors du patrimoine espagnol ou d’une gigantesque contrebande d’État ? Si c’est une contrebande, c’en est une sans délit. Il faut sauver une part importante de ce que l’Espagne compte de merveilles artistiques. À un jour près, il est vrai, les Républicains entrent dans l’interlope. Mais qui pourrait leur en tenir rigueur ? Ils y ont été contraints par un enchaînement implacable des événements.

Très exactement, le lendemain du franchissement de la frontière hispano-française par 70 camions à destination de la France, puis de la Suisse le 5 février, Franco devient président du gouvernement d’Espagne, avant son investiture de chef d’État qui adviendra le 1er avril suivant.Ce même jour, le dernier président de la République, Manuel Azaña, emprunte le chemin de l’exil par de col de Lli accompagné du chef du Gouvernement, Juan Negrín, et de Diego Martínez Barrio, président des Cortes, le parlement espagnol.

L’histoire de cette pseudo-contrebande a ses antécédents dans un dramatique événement, celui du bombardement du Prado en novembre 1936 et la sauvegarde des œuvres, organisée immédiatement par le gouvernement républicain. Ce bombardement a toujours été nié par Franco et les siens malgré les photographies et les documents qui en témoignent.

Une grande boucle de trois mille kilomètres pour les Ménines

Commence alors l’invraisemblable périple de pas moins de 2000 œuvres qui, de novembre 1936 à septembre 1939, vont errer à travers le pays, changeant plusieurs fois d’entrepôt, avec tous les risques que comportait une telle opération en temps de guerre. De Madrid, le trésor national espagnol est dirigé vers Valence. Cela ne va pas sans anicroches : d’abord les royales Ménines de Vélasquez qui restent bloquées sur une passerelle métallique, malgré la bonne volonté d’une dizaine d’hommes les transportant prudemment sur un chariot. Pour une fois qu’elles sortent, celles-là… Elles s’en souviendront. Et puis le Dos de Mayo de Goya. Celui qui nous fait assister à l’attaque de la Garde napoléonienne par les patriotes espagnols le 2 mai 1808, révoltés contre Joseph 1er, frère de Napoléon Bonaparte. Et voilà que, traversant un village bombardé peu avant, le balcon d’une habitation chute sur ce grand tableau de 168 cm x 374 cm et le déchiquette en dix-huit morceaux. Et s’il n’y avait eu que cela !

L’aventure pourrait tourner au drame. L’évolution de la guerre civile contraint les Républicains à opter de justesse pour un endroit plus sûr : le 15 avril 1938, les troupes franquistes ont atteint la Méditerranée, coupant ainsi en deux le territoire républicain. La route entre Valence et Barcelone est fermée.

Le trésor arrive maintenant en Catalogne. On le dépose provisoirement dans un monastère, à Pedralbes, dans une villa à San Hilario et dans une autre à Viladrua. Leur transfert au plus près de la frontière avec la France peut enfin avoir lieu. Les châteaux de Peralada, de San Fernando à Figueras, ainsi que la mine de talc de La Vajol vont abriter ces biens les plus précieux du patrimoine espagnol.

Les troupes du général Franco se rapprochent de Barcelone. Les Républicains craignent pour leur ultime bastion. La capitale de la Catalogne pourrait tomber aux mains des franquistes. Le 26 janvier 1939, c’est chose faite. S’ils veulent éviter de se retrouver piégés dans la nasse franquiste, les Républicains, armée et population comprises, n’ont qu’un seul choix : la Retirada vers le nord et la France. Tel est le mot d’ordre.

La magnificence fait unanimité

Le 3 février, le ministre des Affaires étrangères républicain, Julio Álvarez del Vayo y Olloqui, passe un accord avec Jacques Jaujard, délégué du Comité international pour la sauvegarde des trésors espagnols. Plus tard, ce même Jacques Jaujard épousera la comédienne Jeanne Boitel et sera secrétaire général du Ministère de la Culture lors de sa création par André Malraux en 1959. Par la suite, Álvarez del Vayo (1891-1975) sera membre d’un groupe armé antifasciste, le FRAP. Il ne connaîtra jamais la fin de la dictature car il mourra six mois avant Franco.

L’accord entre les deux hommes prévoit le transport des œuvres d’art à Genève où elles seront confiées à la Société des Nations. Cela se fera dans 70 (ou 71) camions, par Le Perthus et Cerbère notamment.

Est-il vrai que l’un des sept derniers camions retardés par la foule massée su r le trajet et par un bombardement n’a pas franchi la frontière et pour quelle raison ? Est-il vrai que des gens malintentionnés l’ont détourné pour s’approprier son chargement ? Où est donc passé ce 71e camion ? Les questions demeurent. Ce que transportent dans leur camion les soixante-dix chauffeurs qui réussissent à passer la frontière ? Quatre-cents tableaux de grande valeur, dont 115 Goya, 43 Gréco, 45 Vélasquez, 36 Titien, 25 Rubens, au moins un Jérôme Bosch, ainsi que 128 caisses de très précieuses tapisseries, des sculptures, de la vaisselle d’or. Rien que cela !

Le convoi se rend au château d’En Bardou, près de Céret, dans les Pyrénées- Orientales, sous le contrôle d’envoyés du gouvernement, d’experts des musées espagnols et de délégués du comité international. La magnificence fait unanimité.

Les événements se bousculent… Le Gouvernement choisit l’exil. Le 5 février 1939, Manuel Azaña, président de la République, Juan Negrín, chef du Gouvernement, ainsi que Diego Martínez Barrio, président des Cortes, empruntent le col de Lli et se réfugient en France.

Le temps est venu de mettre en sécurité l’improbable trésor. Les camions prennent la direction de la gare de Céret. L’immense patrimoine artistique espagnol voyagera jusqu’à Genève dans un train spécial. Le Chariot de foin, tableau emblématique de Jérôme Bosch est du voyage, tout comme l’autoportrait de Dürer et Le portrait d’un cardinal de Raphaël. Les manuscrits de Cervantès et la Bible de Saint-Louis vont balloter dans leurs caisses tout au long des six cents kilomètres de voies ferrées jusqu’à Bellegarde, dernière gare française avant la capitale helvétique où les attendent des responsables de la Société des Nations.

Spécial, ce train l’est en tous points : il comprend 22 wagons chargés d’œuvres d’art, un wagon de 1re classe, un wagon de voyageurs et un fourgon. A-t-on jamais connu pareil convoi ? Il faudrait plusieurs trains de lingots d’or pour l’égaler en valeur. Mais tant d’or ne serait rien comparé à la richesse inestimable de ces œuvres plongées pour un temps dans l’obscurité de leur emballage. Elles portent en elles les pensées, la vision et la gestuelle des plus grands artistes que les siècles ont produits avec parcimonie.

Républicains la mort dans l’âme

Ce convoi n’est pas funéraire mais il en a tout l’air. Qui saurait dire quel tour prendront les événements à partir de ce dimanche 12 février 1939 ?

Dans le wagon de 1re classe, déjà, un projet prend forme. Les discussions s’enchevêtrent à propos d’un possible futur Comité international qui se chargerait désormais de la protection des œuvres en temps de guerre. On n’est guère optimiste, on se doute bien que le remuant genre humain inventera encore de nouveaux conflits destructeurs et qu’il faudra savoir protéger et mettre hors du temps les œuvres éternelles pour qu’elles les restent. Pour l’heure, celles du Prado et quelques autres grands musées espagnols s’acheminent vers la Suisse sous la haute surveillance armée de douze gardes mobiles et leur maréchal-chef.

Après Bellegarde et le poste-frontière, le train spécial arrive, quelques minutes avant minut, en gare de Genève, fiable havre de paix. Dès le lendemain, le mardi 14 février, la Société des Nations fera procéder au déchargement des 1840 caisses et à leur transfert au Palais de la SDN.

L’Espagne vient bon gré mal gré de franchir le Rubicon : les franquistes ont gagné la guerre. Pour ne pas mécontenter Franco et lui confirmer sa neutralité, la Suisse reconnaît le gouvernement nationaliste le 14 février, c’est-à-dire au moment même où les deux mille œuvres d’art ont atteint Genève.

Le Comité obtient l’autorisation, en partie pour se dédommager des frais, d’organiser une grande exposition au Musée d’art et d’histoire de Genève d’une sélection de 174 tableaux dont les principaux portent la signature du Titien, du Greco, de Murillo et de Goya. Trois salles sont dévolues à Vélasquez. Avec quatre cent mille visiteurs, l’événement obtiendra un succès absolu dont on attribuera une grande partie à Franco.

Les tableaux exposés repartent pour Madrid en septembre, après la majeure partie des œuvres déjà retournées en mai. Le convoi voyage tous feux éteints, la France et l’Allemagne étant désormais en guerre.

Quid du 71e camion ?

Le 71e camion dont on est toujours sans nouvelles depuis plus de quatre-vingts ans alimentera durablement la motivation de nombreux chasseurs de trésors. Des rumeurs locales évoquent le passage d’une équipe de terrassiers d’un genre étrange dans les années cinquante. Vingt ans plus tard, d’autres viendront sonder le sous-sol. On murmure que le trésor enfoui pourrait bien se trouver du côté de Las Illas, ou d’Argelès-sur-Mer. Y a-t-il seulement eu un 71e camion ?

Nombre de trafiquants ont dû voir passer par deux fois ces deux mille œuvres. Il est probable qu’elles ont suscité chez certains une convoitise irrépressible.

Vous pouvez retrouver cette histoire et bien d'autres encore dans notre ouvrage Histoires de la contrebande dans les Pyrénées de Pierre-Jean Brassac.

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